jeudi 26 avril 2012

Petit tour du zoo au plancton !

Lorsque l’on parle de plancton, la plupart des gens vont penser au krill, le met préféré des baleines. L’image qu'on en a est souvent est celle de petites crevettes microscopiques gigotant dans l’eau. Mais la définition du plancton est en fait différente. Les organismes planctoniques sont ceux qui sont incapables de nager à contre courant. Ce sont donc les organismes passifs par rapport aux mouvements de l’eau. A l’inverse, le neuston est l’ensemble des organismes capables de nager à contre courant par exemple nos chers faux amis les « poissons » ou les calmars. La première distinction connue est celle entre zooplancton et phytoplancton. Le zooplancton c’est le plancton animal et le phytoplancton c’est celui qui est capable de photosynthèse. Reste aussi le bactérioplancton constitué de bactéries et le virioplancton de virus.  Bien que la plupart des organismes du zooplancton bougent, ils ne peuvent pas résister au courant (dès que celui-ci n’est plus négligeable)… Au sein du zooplancton on en croise deux sortes : le méroplancton et l’holoplancton. Dans l’eau on aime bien tout balancer partout (gamètes et bébés), beaucoup d’organismes ont donc d’étranges larves qui lorsqu’elles se métamorphoseront tomberont au fond et rejoindront le benthos (les organismes du fond). On parle de méroplancton. A l’inverse les animaux planctoniques qui restent toute leur vie dans la colonne d’eau (pelagos) sont appelés holoplanctoniques. C’est essentiellement de ça dont je vais vous parler, les larves, ce sera pour plus tard. Par ailleurs, je vais me concentrer sur le plancton marin plutôt que d’eau douce.

Une « crevette » du krill, le plus people des planctons.  Source  : pitit krill !

Et une représentation anthropomorphisée (on dirait des humains-crevette) du krill provenant de Happy Feet 2.  Source : happy krill.
Les possibilités de formes que l’on trouve dans l’univers planctonnique semblent infinies, c’est là qu’on y trouve les animaux les plus ahurissants. Il semble qu’une des contraintes majeures soit de flotter et donc de trouver les formes les plus bizarres pour cela semble être un défi d’envergure… Que beaucoup relèveront avec brio !

Premièrement parlons du plancton le plus commun… Allez sur un bateau, prenez un filet adapté à la prise de plancton, filtrez et vous aurez très probablement trouvé deux protagonistes en grand nombre. Le plus commun de tous c’est Monsieur Plancton ! Oui celui de Bob l’éponge ! Et bien c’est un copépode ! De petits "crustacés" qui nagent avec deux longues antennes et avec un seul œil au milieu ! Tels de petits cyclopes. Les copépodes sont de loin, les organismes les plus communs du plancton. Si vous buvez la tasse il y a de fortes chances pour que vous en avaliez quelques-uns. Autant dire que leur importance dans toute la chaîne alimentaire des océans est primordiale.

Une représentation d’un copépode en furie. Source : Mr Plankton.


Parce que Bob l’éponge c’est rigolo mais graphiquement c’est limité, voici une des magnifiques planches d’Haeckel qui nous représente les copépodes d’une manière légèrement différente ! Source : planche d'Haeckel : copépodes.

Nos seconds amis sont les appendiculaires. Ils appartiennent au groupe des tuniciers dont j’ai déjà parlé ici : deutérostomiens et ici : complexité. Ces petits tuniciers ressemblent à des virgules. Ils filtrent les particules alimentaires de l’eau comme la plupart des tuniciers. Pour cela ils créent une loge en mucus (gélatineuse quoi) à l’allure très compliquée. Ils vont la changer jusqu’à 10 fois par jour (pas très économes !) très probablement pour se débarrasser des débris trop gros qui restent coincés dans la loge de mucus. Et ce qu’il y a d’important, c’est qu’ils vont participer à la « neige organique ». Cette loge de mucus contenant principalement des sucres va couler et servira de gourmandise aux organismes vivant profondément, là où la photosynthèse ne se fait plus… Quelle générosité ! Ils distribuent des sucreries à tout le fond des océans.

A gauche un appendiculaire en forme de virgule (source : appendirgule), à droite un appendiculaire avec sa loge en mucus. Arriverez-vous à y retrouver l’animal ? (source : appendimaison)

Avec ces deux exemples vous voyez comme quoi même si on ne paye pas de mine, on peut gouverner les océans… Mais nos deux compères sont relativement petits… Or rien dans la définition du plancton ne nous parle de la taille ! Et oui, dans le plancton on peut en trouver des maous  costauds…

Dans le mille ! Les méduses sont du plancton ! Et si beaucoup ont effectivement une taille inférieure à 1cm usuellement attendue d’autres peuvent être gigantesques comme la problématique Nemopilema nomurai dont Taupo a parlé sur SSAFT.

Z’avez peur des méduses à la plage ? Evitez donc celle ci…  Source : ça c'est de la méduse !
Un de mes amours de zoologiste c’est le groupe des cténaires, normal, je les ai étudiés lors de ma deuxième année de master. Si certains rappellent superficiellement les méduses (dont ils ne sont probablement pas particulièrement proches) d’autres ont des formes bien plus atypiques. Notamment la ceinture de vénus ou Cestum veneris, d’après moi le plus beau et le plus gracieux des cténaires (y’a pourtant de la compet’). Je ne vais pas m’y attarder parce que là aussi je pense que j’en reparlerai plus tard ! Cette forme de grand ruban peut atteindre jusqu’à 1,50m. Alors si vous me dites encore que le plancton c’est des petits animaux je deviens tout rouge !


Cténaires et méduses sont des prédateurs mais d’autres plus discrets et plus actifs sévissent dans le plancton. Parmi les plus communs se trouvent d’étranges animaux inconnus du grand public. Les chaetognathes (ou vers sagittaires car ils ont la forme élancée d’une flèche, Naldo les a évoqués ici : conodontes) ne sont connus quasiment que par les gens qui ont eu un jour ou l’autre des cours de niveau universitaire en zoologie… Et encore ! Ces terribles prédateurs chassent les copépodes (autant dire qu’ils ont de quoi manger), ils sont donc très important dans la régulation des populations de copépodes ! Aussi méconnus qu’importants... Quelle injustice ! Ces animaux transparents peuvent faire jusqu’à plus de 10cm. Et ils se servent de deux terribles mâchoires formées de crochets pour semer la terreur chez les copépodes… D’ailleurs « Chaetognatha » signifie « mâchoire soyeuse ». Le plus curieux avec ces vers sagittaires c’est leur position dans la classification des animaux. Rarement un animal aura été aussi réticent à se laisser classer ! Et Darwin lui-même (z’avez vu, on aime beaucoup parler de lui ici) a dit des chaetognathes qu’ils sont « remarquables pour l’obscurité […] de leurs affinités ».

Un chaetognathe en pleine orgie. Miam miam ! Source : chaetognathe heureux.
Un ver élancé et prédateur ! Tiens, il y a aussi le magnifique Tomopteris. C’est une annélide ou ver à anneaux ! Hmmm je pense que l’image parlera d’elle-même. Je vais me passer de commentaires pour cette fois !

Vous avez le droit de pleurer tellement c’est zouli. Et croyez-moi, à voir nager ça l’est encore plus !  Source : Tomopteris.

Mais attendez, si les formes jusque là sont déjà incroyables préparez-vous, là ça va envoyer du lourd.

Une de mes plus incroyables expériences zoologiques qui m’a fait adorer les mollusques encore plus est celle ci : j’effectuais un stage dans une collection zoologique où je devais ranger la collection de mollusques. Tout allait très bien, je découvrais des formes de coquilles géniales, j’étais content comme un poisson bigorneau dans l’eau ! Jusqu’au moment où je suis tombé sur un truc difforme ! Ça :

Un heuuu… enfin heuuu…. J’avais dit quoi déjà ? Ah oui, Pterotrachea. Remarquez sa forme de… heuuu de… enfin… de rien ! Source : mollusque mystère
Alors là c’est une belle photo hein mais imaginez ça dans de l’alcool au fond d’un tiroir de collection… C’en était sûr : Les mollusques sont vraiment pleins de surprises. Vous détailler d’où lui vient cette forme étrange serait long et fastidieux et même moi, je ne la comprends pas très bien ! Sachez cependant que ces mollusques sont des gastéropodes : en gros ce sont des escargots très étranges (mollusques). Certains mollusques très proches de Pterotrachea ont encore une toute petite coquille conique… Voilà qui est rassurant !

Restons dans les formes bizarres et présentes sur nos côtes avant de plonger dans les abysses. Les siphonophores déjà traités par JP Colin (Les siphonophores sont les plus forts) sont des organismes coloniaux proches des méduses. A plusieurs on peut faire du bon travail et certains vont jusqu’à atteindre plusieurs dizaines de mètres ! Trop fort les siphonophores ! Et si quand on est seul on peut avoir des formes psychédéliques, quand on est plusieurs les possibilités sont multipliées ! Regardez donc ces étranges formes de cloches !

C'est vrai que les siphonophores sont très forts. Source : siphonoforts.
En parlant de colonies, d’autres aussi font du bon travail de groupe : les pyrosomes. Ces étranges colonies de tuniciers (encore eux ? Ben oui ce ne sont finalement pas que des sacs passifs), s’organisent en doigt de gant en une forme étrange et gracieuse. Chaque individu de la colonie avale l’eau par l’extérieur et la rejette dans une loge commune à l’intérieur du doigt de gant permettant alors la nage à réaction ! S’ils ne peuvent pas atteindre la vitesse d’un calmar au moins ils ont le mérite d’essayer !

Bon y’a du jeu dans les couleurs mais quand même, avouez que ça fait du bien aux mirettes !  Source : pyrosome.

Parce qu’il n’est pas facile de comprendre comment ça fonctionne, voici un schéma de pyrosome. Source :  pyrosome en coupe.

Un pyrosome très géant et d’autres tuniciers planctoniques.

D’ailleurs dans cette vidéo vous voyez deux autres sortes de tuniciers planctoniques : des dolioles qui sont simplement des sacs qui nagent à réaction et les salpes, des colonies linéaires de tuniciers que l’ont voit à la fin de la vidéo… Oh et donc sachant que je suis un amoureux des cténaires, je ne peux pas m’empêcher de partager cette photo d’une Lampea (un cténaire amateur de salpe) se faisant un festin… Bataille de plancton !

Ça me donne presque faim... Source : Lampea gourmande.
Les siphonophores et beaucoup de cténaires se trouvent entre autre justement dans les abysses. Et qui va t’on y croiser ? Notre cher ami le Chaetopterus pugaporcinus ou ver cul de cochon, notre fameux gagnant du concours de l’animal le plus obscène. On ne se privera pas d’une image supplémentaire de cette autre étrange annélide (bande de cochons)…

Bon, la photo parle d’elle-même… Source : notre grand gagnant.
Dans le genre « moi j’suis un animal que personne il m’attend à me voir flotter mais j’m’en fout j’le fais quand même » on a certains concombres de mer ! Et oui, nos deuxièmes sur le podium des animaux obscènes laissent parfois de côté leur forme phallique et se laissent aller à la flottaison… Tout en n’oubliant pas de garder de drôles de formes comme ce mystérieux concombre de mer :

Oui oui c’est un concombre de mer ! Source : l'étrange concombre...
Mais il y a aussi le drôle Enypniastes eximia qui est aussi un concombre de mer :


Voilà, pour finir une chouette vidéo où l'on retrouve quelques-uns de nos protagonistes :


Et une autre vidéo avec des images sublimes et bien contée en plus !


Ce petit tour du plancton était un prétexte pour vous montrer encore une fois que la diversité au sein des animaux est hallucinante et que malheureusement beaucoup de magnifiques formes qui pourtant ont une importance primordiale dans les écosystèmes marins sont pourtant quasiment inconnues du grand public…

Pour aller plus loin, n'hésitez pas à cliquer sur les liens dans l'article ou à aller sur wikipédia ;)

mardi 10 avril 2012

Le mystère des conodontes

Les paléontologues sont des gens qui savent souvent faire preuve d'abnégation. Comme par exemple lorsqu'il s'agit d'étudier pendant des décennies des organismes dont on ne connaît ni la nature, ni l'apparence, ni le mode de vie… Prenez les conodontes, par exemple. Ces fossiles, qui ressemblent à des dents (d'où leur nom qui signifie "dents en cône") sont connus depuis le milieu du XIXème siècle. Ils sont minuscules (de l'ordre d'un millimètre), et donc difficiles à étudier. Pourtant, il existe de nombreux conodontologues à travers le monde. Pourquoi ? Eh bien figurez-vous que les conodontes sont d'excellents fossiles stratigraphiques. Cela signifie qu'on les trouve en grande quantité dans certaines roches, à savoir dans les sédiments marins de l'ère Primaire et du Trias.
Quatre types différents de conodontes sur une tête d'épingle (MEB). Source

Pour situer un peu, je rappellerai que l'ère Primaire (ou Paléozoïque) constitue la première portion (la plus longue) de la période où l'on connaît la plupart des fossiles (même si l'histoire de la vie a commencé bien avant le début de cette période, peu de fossiles aussi anciens qui permettraient de la raconter sont connus). Au début de l'ère Primaire, il y a 540 millions d'années, sont probablement apparus la plupart des grands groupes d'animaux actuels, comme les arthropodes, les mollusques ou encore les deutérostomiens ; cette période dite "explosion cambrienne" a été relatée par le grand paléontologue et vulgarisateur de l'évolution Stephen Jay Gould dans son ouvrage La Vie est Belle. Les premiers conodontes connus datent de la fin de cette époque cambrienne, et sont donc vieux de 500 millions d'années.
Un aperçu de la vie animale durant le Cambrien, il y a 500 millions d'années. Les étranges organismes représentés sur cette image constituent les premiers représentants connus de nombreux groupes du vivant. Ils sont connus principalement grâce à des fossiles du Canada et de Chine. Source et légende
Le Trias est la première période de l'ère Secondaire (ou Mésozoïque). Il a commencé il y a 250 millions d'années, s'est terminé il y a 200 millions d'années et a vu apparaître notamment les dinosaures, les mammifères, les crocodiles (du moins leurs proches parents éteints), les requins modernes, les coraux constructeurs de récifs modernes ou encore les diptères (mouches et moustiques)…
La fin du Trias a été marquée par une extinction massive de nombreux groupes d'êtres vivants (il y a eu quatre autres de ces "crises" majeures, dont la plus célèbre et la plus récente a eu lieu à la fin du Crétacé, il y a 65 millions d'années). On ne trouve pas de conodontes dans les terrains plus jeunes, on peut donc supposer que les organismes qui portaient ces conodontes n'ont pas survécu à cette extinction massive.

Pendant ces longs 250 millions d'années d'existence, les organismes qui les portaient ont laissé des fossiles de conodontes partout. Et pendant ce temps, ils ont évolué.  Et vite. Assez vite pour que les spécialistes puissent déterminer, en fonction de la forme de conodonte qu'ils ont trouvé, à quelle époque l'animal correspondant vivait. En somme, les conodontes peuvent être utilisés comme "point de repère" temporel, à chaque période étant associé son (ou ses) forme(s) (on dit aussi "espèces", même si ce ne sont pas des espèces au sens biologique) de conodontes. C'est de là que provient le terme de "fossile stratigraphique" (la
stratigraphie étant la discipline qui étudie la succession des couches géologiques à travers le temps).  Et c'est cette application (parmi d'autres) qui rend les conodontes si utiles à la géologie - les compagnies pétrolières, par exemple, s'en sont beaucoup servi.

Mais voilà, tout ça ne nous dit pas ce que c'est un conodonte. Cette question a été posée dès leur découverte, et n'a pas encore trouvé de réponse définitive. Du fait de ce questionnement et de leur importance, la nature des conodontes fut longtemps l'un des plus grands mystères de la paléontologie. Menons donc l'enquête : que peuvent-ils bien être ? 
Dès leur découverte dans les années 1850 par Christian Pander, une hypothèse a été proposée : les conodontes seraient des dents de "poissons". En effet, ces fossiles sont composés de cristaux de phosphate de calcium, un composé chimique qui n'est pas très répandu chez les êtres vivants. Il compose notamment l'os et les dents des vertébrés. Cela pose cependant deux problèmes : aucune dent de vertébré connue n'a l'apparence d'un conodonte, et aucun conodonte n'avait été trouvé associé à un organisme. Toutes les possibilités d'interprétation restaient donc ouvertes. 
Ainsi, au fil des années, les conodontes ont été assimilés à des os qui soutiennent des branchies de vertébrés, à des mâchoires de "vers" ou de mollusques, à des spicules (sortes de petites épines dans la paroi du corps) d'éponges ou encore d'algues… Presque tous les groupes d'animaux (et même en dehors) y sont passés ! 
Dès le début du XXème siècle, des conodontes de différentes formes ont été retrouvés associés entre eux. Ces "appareils conodontes" (voir image ci-dessous) ont relancé l'hypothèse "dents" ou "mâchoires" (car ils démontraient que les conodontes faisaient partie d'une structure plus large), mais toujours sans organisme entier pour la soutenir. Cet "animal conodonte" est un peu devenu un symbole de la paléontologie : un organisme dont on savait l'existence (puisqu'on connaissait les appareils conodontes), mais sans l'avoir jamais trouvé.

Un "appareil conodonte", c'est-à-dire un ensemble de conodontes de types (ou "espèces") différents que l'on retrouve connectés entre eux. Source : Palaeos

En 1973, on a pensé avoir trouvé l'animal conodonte : l'empreinte fossile d'un organisme allongé du Cambrien, qui possédait des conodontes dans son tube digestif ! Hélas, il fut démontré que cet animal avait plus vraisemblablement mangé celui qui portait les conodontes, d'où la présence de ces derniers dans son estomac. En effet, d'autres restes de divers animaux étaient mélangés aux conodontes, ceux-ci étaient en vrac et non pas arrangés de la même façon que dans les "appareils" qu'on avait déjà trouvé, et certains spécimens du même animal n'avaient pas de conodontes dans leur tube digestif. L'animal porteur de conodontes restait donc inconnu.

Il a fallu attendre…1983 pour que ce Saint-Graal soit découvert. Mais si vous imaginez que les paléontologues l'ont mis à jour dans une contrée lointaine, au terme d'une longue marche et au prix d'un dur labeur, vous serez déçus. L'animal conodonte a été découvert…au fond de la collection d'un musée !

C'est en fouillant dans des tiroirs remplis de plaques de roche provenant d'Ecosse, et vieilles du Carbonifère (entre 350 et 300 millions d'années) qu'Euan Clarkson a observé un étrange animal, allongé, portant à l'avant des conodontes. Bien caché dans son tiroir, à Edinbourg, il n'avait jamais vraiment été remarqué auparavant ! Clarkson publia sa découverte avec deux collègues, dans un article sobrement intitulé "The Conodont Animal"
(voir image et reconstitution ci-dessous). Elle a été par la suite confirmée par la découverte d'autres spécimens similaires. Pouvions-nous donc (enfin) savoir qui étaient les porteurs de conodontes ? Pas si sûr…


L'animal conodonte du Carbonifère d'Ecosse (cliquez pour agrandir). A gauche : photo du spécimen fossile, tirée de la publication originale (Briggs et al. 1983, Lethaia). A droite : schéma interprétatif montrant les différentes structures visibles sur le spécimen, et leur(s) interprétation(s) possible(s).

Là se pose un problème souvent rencontré par les paléontologues. Ils n'ont pas toujours la possibilité d'identifier une structure qu'ils observent, n'ayant que rarement accès à des techniques disponibles sur des espèces actuelles (observation du développement embryonnaire, génétique, structure et composition des tissus…).
Ce qui est sûr, néanmoins, c'est que cet animal conodonte est allongé, symétrique, et n'a pas de membres latéraux. Il n'y a pas d'autres pièces squelettiques dures, à part les conodontes eux-mêmes. Ils sont disposés comme dans les "appareils conodontes" déjà connus, et leur position à l'avant du corps, juste derrière l'emplacement supposé de la bouche, est cohérente avec leur fonction présumée (des mâchoires, des dents ou un appareil portant les branchies) ; tout cela démontre selon les auteurs que les conodontes faisaient bien partie de l'animal (et n'avaient donc pas été ingérés). A l'arrière du corps on observe des sortes de "nageoires" supportées par des rayons. Juste devant les conodontes, probablement au niveau de la tête, deux larges expansions. Le long de l'axe du corps, il y a au moins une structure linéaire. Et des séries de blocs répétés le long du corps, qu'on devine en forme de V. 
Problème : cette description peut correspondre à deux groupes d'animaux, très différents.

Le premier, ce sont les chordés. Cet animal conodonte ressemble en effet furieusement à un céphalochordé, une myxine ou une larve de lamproie. Les nageoires seraient alors de même nature que celles des vertébrés, les expansions à l'avant seraient des yeux (très développés), la ligne horizontale serait la chorde (un caractère qui définit les chordés) ou le tube digestif, et les blocs répétés seraient des blocs musculaires - ou myomères. Pour rappel, ces blocs musculaires sont propres aux chordés : on les trouve chez les céphalochordés et chez les vertébrés. On les voit bien dans les "filets", de saumon par exemple (voir ci-dessous). Pour plus d'informations sur les caractères des chordés et des vertébrés, vous pouvez aller voir nos articles ici et ici.

Des exemples de chordés. L'amphioxus Branchiostoma lanceolatum : notez les blocs musculaires en forme de V et la chorde (ligne plus claire le long du corps qui se prolonge à l'avant). En bas à droite : de la chair de saumon montrant les blocs musculaires (en rose) séparés par des myoseptes (en blanc). Sources : ici et ici

L'autre possibilité, ce sont les chétognathes. C'est un groupe mal connu de "vers" (terme qui ne veut rien dire, soit dit en passant : les "vers" en tant que groupe n'existent pas !) marins nageurs. Eux-mêmes, on ne sait pas les classer : les phylogénies basées sur l'ADN les rapprochent des protostomiens, qui incluent les mollusques, les arthropodes et les annélides, alors que leur développement embryonnaire est identique à celui des deutérostomiens, dont on a déjà parlé. On sait (par des fossiles très bien conservés venus de Chine) qu'ils existent au moins depuis le Cambrien.
Les chétognathes (voir ci-dessous) sont de forme allongée, transparents, ont des "nageoires" sur les côtés, un capuchon à l'avant (qui pourrait correspondre aux expansions de notre animal conodonte ?), la ligne longitudinale pourrait être le tube digestif… Restent les séries d'éléments en V, inexpliqués par cette hypothèse car les chétognathes ne sont pas segmentés.

En haut : vue générale du chétognathe Sagitta gazellae. Notez les "nageoires". En bas : zoom (MEB) sur la région de la tête d'un chétognathe. On distingue bien les "mâchoires" sur le côté, et le capuchon autour. La bouche est au milieu. Sources : ici et ici

Mais que faire des conodontes eux-mêmes ? Les chétognathes ont bien des sortes de "mâchoires" fines et recourbées (d'où leur nom, qui signifie "mâchoires en forme de cils"), qui font penser à certains conodontes (voir ci-dessus). Mais elles sont en chitine, un tissu non-minéralisé que l'on retrouve dans la carapace des insectes et autres arthropodes par exemple. A l'inverse, les conodontes sont en phosphate de calcium, un minéral que l'on retrouve, on l'a vu, chez les vertébrés, et notamment dans leurs dents !

Le mystère serait-il entièrement résolu ? C'est le cas pour beaucoup de spécialistes, qui pensent que ces caractères démontrent plutôt que les porteurs de conodontes sont bien des chordés, voire carrément des vertébrés sans mâchoires. C'est ce parti qui a été pris dans la jolie reconstitution ci-dessous :

Reconstitution d'un animal conodonte, interprété selon l'hypothèse qu'il s'agit d'un vertébré. Dessin de Livia Bascher.

Mais cela n'exclut pas quelques problèmes. On a vu que les structures pouvaient être interprétées différemment. Et ici, l'analyse phylogénétique des caractères n'est pas d'un grand recours, puisque le résultat dépendra de la façon dont les observations ont été interprétées, et donc codées dans l'analyse sous la forme de caractères. C'est l'anguille qui se mord la nageoire caudale !
Si l'animal conodonte est un vertébré, cela ne résout d'ailleurs pas tout. Les conodontes ressemblent à des dents, mais celles-ci sont en principe apparues chez les gnathostomes (ou un de leurs proches parents, selon des recherches récentes), un groupe défini par la possession de nombreux caractères que l'animal conodonte n'a pas : il lui manque les mâchoires, mais aussi la présence d'ossifications, et les nageoires paires ; caractères qui apparaissent chez des vertébrés non-gnathostomes sans mâchoires ni dents (pour mieux comprendre, vous pouvez vous référer à l'arbre phylogénétique en fin de mon article précédent). Il faudrait donc imaginer que l'animal conodonte a perdu tous ces caractères, ou (plus probable) que les conodontes et les dents soient apparus indépendamment, dans deux lignées différentes. 
Sur la base de ces doutes, certains militent pour l'hypothèse que l'animal conodonte fasse partie d'un groupe à part au sein des chordés, voire carrément en dehors. Un point de vue que tous ne partagent pas, d'autant plus que pour avoir des financements de recherche, il vaut mieux dire qu'on étudie des vertébrés plutôt que des "vers" marins…

Malgré ces débats apparemment sans fin, les paléontologues ne se découragent pas. Avec toujours autant d'abnégation, ils continuent pour la plupart d'entre eux d'utiliser les conodontes pour dater les roches, comme si de rien n'était. Les autres essayent de reconstituer l'animal qui les portait, et de lui donner une place dans l'arbre métaphorique de l'évolution, en se disant que les mystères comme celui-là font tout le sel de leur métier…


Quelques références : 
  • L'histoire du mystère des conodontes a aussi été racontée par l'incontournable Stephen Jay Gould dans un court essai. On peut le trouver dans le recueil Le Sourire du Flamant Rose. D'ailleurs même si ce n'est pas pour lire cet essai, je ne saurai que vous conseiller chaudement de lire un recueil (n'importe lequel) de Stephen Jay Gould ! Incontournable vous dis-je !
  •  Une page de l'University College de Londres (ici) et une autre tenue par un amateur (ici), avec des images montrant la diversité potentielle des conodontes, et des exemples d'applications.


dimanche 1 avril 2012

A la découverte des Rhinogrades

Dessin d'un rhinograde, d'après la publication originale (Stümpke, 1961)
[Source]

L'une des rares photos d'un rhinograde dans son habitat naturel
[Source]

Les Rhinogrades sont un groupe d'animaux ayant pour particularité de se déplacer à l'aide de leur nez.
Contrairement à une idée répandue, les Rhinogrades ne sont pas des mammifères. Ils n'ont pas de poils et n'allaitent pas leurs petits. Les pseudo-poils des Rhinogrades sont en réalité composés d'os lamellaire, comme les écailles des carpes ou des soles. Ils sont recouverts de kératine, comme nos cheveux ou nos ongles... ou même les fanons des baleines !
D'un point de vue phylogénétique, les Rhinogrades appartiennent en réalité au groupe des Pleuronectiformes, comme les soles, les limandes ou les turbots. L'intérieur de leur corps est fait d'arêtes osseuses.
Comme tous les Pleuronectiformes, les Rhinogrades se métamorphosent en passant à l'âge adulte. Bébés, ils ont les formes des "poissons" comme on se les imagine souvent : corps ovoïde, yeux de chaque côté du corps, disposition des nageoires...
A l'âge adulte, les Pleuronectiformes se métamorphosent : les yeux migrent du même côté; une face devient le bas, l'autre le haut. Le fait que le haut du corps soit la face droite ou gauche dépend des espèces : le côté droit devient le haut chez la sole commune (Solea solea), tandis que c'est le côté gauche chez le turbot (Scophthalmus maximus).
Chez les Rhinogrades, Pleuronectiformes hautement dérivés, c'est le nez qui se métamorphose principalement lors du passage à l'âge adulte. De nombreuses zones d'ombre subsistent, mais l'on sait qu'un gène inédit, la Primapriline, intervient dans la migration du nez des Rhinogrades. Ces animaux, comme les grenouilles ou les crapauds, sont ainsi purement aquatiques à la naissance, et terrestres à l'âge adulte.

Sachez que les Rhinogrades sont actuellement mis à l'honneur par une exposition temporaire à la Grande Galerie de l'Evolution, au Muséum national d'Histoire naturelle de Paris.

Voici un super reportage de Guillaume Lecointre (directeur du département Systématique et Evolution du Muséum) et Franz Jullien (taxidermiste et responsable de la collection de Rhinogrades du Muséum) :


 
N'hésitez pas à aller voir :
  •  Labat & Sigissui 2009 : description de 3 nouvelles espèces de Rhinogrades, provenant de l'île Santo (Pacifique)
  • Stümpke, Harald 1961 : Bau und Leben der Rhinogradentia. 1. Auflage, 83 S., Stuttgart: Gustav Fischer Verlag, 1961 : la publication originale par le Dr. Harald Stümpke (université de Karlsruhe)
  • La convergence évolutive est présente partout ! JP Colin a lui aussi publié (sans que l'on ne se concerte) aujourd'hui un article sur ce groupe saisissant : Le Nasoperforateur de Bouffon
Article signé Micropangolin (auteur invitée)

Cela n'aura sans doute pas échappé à votre attention, ces rhinogrades sentent méchamment le truc-qui-n'existe-pas du premier avril ! Si notre hypothèse sur leur position systématique est complètement nouvelle, les rhinogrades eux-mêmes sont un vrai canular, célèbre dans l'histoire des sciences (et le livre de Stümpke, un faux nom, existe réellement et a même été traduit en français). L'exposition au MNHN aussi est réelle, n'hésitez pas à aller y jeter un coup d'oeil !
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