lundi 26 novembre 2012

Voyage sous les Tropiques : à la découverte des Palmiers


Par ce temps froid et venteux (l'automne se termine et l'hiver commence à pointer le bout de son nez), il est bon de penser à des lieux ensoleillés synonymes de vacances. C'est pour cela que j'aimerais vous parler de plantes associées aux paysages de cartes postales : les Palmiers.

Dans un précédent article, j’avais évoqué l’existence de cette grande famille de plantes à fleurs assez originale, les Palmiers, appelés aussi Arecaceae. C’est la seule famille présente dans l’ordre des Arecales, elle-même présente dans le groupe des Commelinids au sein des Monocotylédones (voir article précédent). Ça, c’était pour l’aspect classification et phylogénie. Intéressons nous à présent aux particularités de cette famille.
La famille des Palmiers regroupe à l’heure actuelle environ 2400 espèces, réparties dans 183 genres (Dransfield et al. 2008). Toutes ces espèces, sauf exceptions, se retrouvent au niveau de la zone tropicale à la surface de la Terre.

Carte de la répartition mondiale des espèces de Palmiers. Source : Dransfield et al. 2008

Il est intéressant de noter que lorsqu’on voit un Palmier, eh bien… On le reconnait au premier coup d’œil. N’importe quel enfant inscrit à l’école primaire dessinera, si on lui demande de représenter une île déserte, quelque chose d’approchant :

Trois vaguelettes, un soleil, un monticule de sable... et un Palmier : c'est  la représentation classique d'un île déserte [source]

Et du même coup, on se rend compte que l’imagerie du Palmier est connue depuis notre plus tendre enfance. Mais si c’est une chose de représenter un Palmier en trois coups de crayon, c’en est une autre de savoir ce qui se cache derrière ces feuilles vertes qui protègent le naufragé des rayons du soleil.
Savez vous en effet que les Palmiers ne sont pas des arbres ? Eh oui, ils ne possèdent pas de tronc à proprement parler ! Mais alors, comment est-il possible que ces plantes mesurent parfois plusieurs mètres de haut et soit dures comme du bois… sans en être réellement ?

Reprenons les choses depuis le début. La croissance des plantes est initiée (dans un premier temps) aux extrémités de l’individu. En particulier, on appelle les zones de croissance des méristèmes. On trouve ces méristèmes au niveau des tiges (méristèmes caulinaires) et au niveau des racines (méristèmes racinaires). Ces zones sont ce que l’on appelle communément les bourgeons.
Schéma d'une plante avec la localisation des méristèmes. Modifié d'après [source]

Oui mais voilà, si on s’arrêtait là, tout serait bien trop simple. Certaines plantes possèdent deux types de méristèmes : primaires et secondaires. Tandis que les méristèmes primaires permettent la croissance en longueur de la plante et sont présents au tout début de sa croissance, à l’intérieur même de la graine, les méristèmes secondaires se mettent en place… secondairement, et permettent la croissance en épaisseur de la plante. Ces méristèmes sont appelés cambium (ou Assise Génératrice Libéro-Ligneuse) et phellogène (ou Assise Génératrice Subéro-Phellodermique).

Schéma d'une coupe dans un tronc, montrant les différentes couches produites par le cambium et le phellogène. Les flèches verticales montrent les zones de croissance cellulaire en épaisseur. [Source]

D’après la figure précédente, on peut voir que le tronc d’un arbre est constitué de plusieurs couches successives. Si on regarde en commençant par la partie visible de l’arbre, à l’extérieur, la première couche rencontrée est l’écorce. Cette couche imperméable et protectrice est constituée par le liège, ou suber, qui est produit par le phellogène (ou AGSP, voir plus haut) qui est donc le premier méristème secondaire rencontré chez un arbre, en partant de l’extérieur. A titre d’information, les bouchons de bouteille sont faits en liège, qui est en réalité l’écorce des Chênes Quercus suber, récoltée annuellement. Ce matériau est utilisé pour cet usage du fait de sa grande imperméabilité.
Si on avance vers l’intérieur du tronc, on tombe sur le phelloderme, une mince couche cellulaire produite elle aussi par le phellogène. Cette couche fait partie de l’écorce mais reste généralement sans rôle particulier.
La couche suivante est le liber, aussi appelé phloème secondaire : c’est un tissus qui conduit la sève élaborée, riche en sucres, depuis les feuilles vers les racines. Il est produit par le cambium (ou AGLL, voir plus haut), le second méristème secondaire, vers l’extérieur de la plante.
La couche suivante est l’aubier : c’est la partie vivante du bois. Il s’agit du xylème secondaire, également produit par le cambium vers l’intérieur de la plante. Il sert à conduire la sève brute, constituée essentiellement d’eau et de sels minéraux, depuis les racines jusqu’aux feuilles. Par la suite, les cellules de l’aubier vont se remplir de lignine et subir ce que l’on nomme la duraminisation : on obtiendra ainsi le bois de cœur, encore appelé duramen.

Coupe transversale schématique d'un tronc. Notez qu'ici, l'écorce rassemble le suber, le phellogène et le phelloderme. [Source] 

La production de bois permet, à postériori, la formation d’un tronc, suite à la rigidification des tissus végétaux. Evolutivement, la présence du tronc peut s’expliquer par une constante compétition par les plantes au niveau de l’occupation du volume par les structures photosynthétiques  : la présence d’un « squelette » constitué par le tronc permet à la plante de déployer ses feuilles dans toutes les directions et ainsi de maximiser leur exposition à la lumière. Vous imaginez bien qu’avoir un étagement des feuilles permet d’augmenter la surface photosynthétique pour une même surface au sol… C’est un peu comme avec nos immeubles : on garde la même surface au sol qu’une maison d’un étage, mais on empile des appartements, donc tout le monde au final a plus de place pour vivre.
L’augmentation de la taille à l’aide d’un tronc permet également d’accroitre la capacité de dispersion des fruits et des graines. C’est logique : lancez une balle depuis le pied d’un arbre et depuis sa cime et vous verrez qu’elle parcourra plus de distance si vous vous situez au sommet de l’arbre.
  
Tout ça c’est bien joli, mais… les Palmiers n’ont pas de tronc à proprement parler. En effet, une des particularités des Monocotylédones (voir article précédent) est d’avoir perdu secondairement, au cours de l’évolution, la capacité de former des structures secondaires. Ces plantes ne possèdent tout simplement pas de méristème secondaire ! Comment est-il possible, dans ce cas, que les Palmiers soient des plantes dont la taille dépasse aisément plusieurs mètres ?
Eh bien, ces plantes possèdent d’autres structures qui leurs permettent aussi de se hisser vers la lumière. La partie analogue à un tronc d’arbre chez un palmier s’appelle un stipe, et c’est ce stipe qui permet d’étendre la couronne de feuille au soleil, loin au dessus du sol.
Ce stipe est constitué d’un grand nombre de fibres, rigidifiées par la lignine (toujours elle). Dans un stipe, on trouve un très grand nombre de fibres conductrices de sève, associées souvent avec un ensemble de fibres de soutien.

Détail d'une fibre conductrice associée à une fibre de soutien (en coupe transversale). En noir, les fibres de soutien ; en pointillés, le phloème ; en blanc (mx et px), du xylème ; en hachuré, du parenchyme (c'est un tissus de soutien). Il n'y a pas de tissus secondaires. Source : Thomas & De Franceschi 2012
Voici les fibres, replacées dans le contexte entier du stipe (à g., extérieur, à dr., intérieur), pour les deux types d'organisation chez les Palmiers (Thomas & De Franceschi 2012)

Bien qu’il n’existe pas de croissance secondaire à proprement parler chez les Palmiers, l’accumulation et l’agrégation des fibres enchevêtrées entre elles permet au stipe d’augmenter petit à petit en épaisseur (surtout au niveau de la base), ce qui confère au Palmier dans son entier sa stabilité et sa solidité.
D’un point de vue de la croissance, comme je l’ai dit plus haut, les Palmiers n’ont pas de méristèmes secondaires donc pas de croissance secondaire à proprement parler : un seul méristème initie la croissance de la plante, d’où la présence d’une couronne de feuille unique au sommet et l’absence de branches. Chaque année, les feuilles de l’année précédentes meurent et le Palmier initie la croissance de nouvelles feuilles juste au dessus des anciennes. On pourrait dire ainsi qu’un Palmier est le résultat d’un emboitement successif de feuilles, année après année. Mais on ne peut pas parler de vrai tronc car il n’y a pas d’accroissement en largeur, suite à l’absence de méristèmes secondaires.

Différentes coupes transversales de stipes de Palmiers, mettant en évidence les fibres vasculaires. [Source]


Mais il ne faut pas croire que les Palmiers sont tous pareils : c’est une famille de plantes à fleurs où l’on trouve une diversité de formes, de tailles, de couleurs impressionnantes. Ainsi, si la plupart des Palmiers possèdent des stipes « conventionnels », on trouve des Palmiers rampants et grimpants. Si certains Palmiers peuvent atteindre 15 mètres, d’autres sont nains et ne dépasseront jamais un mètre de hauteur.

Calamus nabariensis, détail du stipe (à g.) et Calamus longipina, vue d'ensemble (à dr.) : deux Palmiers grimpants. [Source]


Chamaerops humilis (à g.) et Actinorhytis calapparia (à dr.) : notez la différence de taille... [Source]

Certains Palmiers ont des stipes à épines alors que d’autres possèdent un stipe complètement lisse ou bien fibreux.
Calamus wailong (à g.) et Howea forsteriana (à dr.). Notez les stipes épineux à divers degrés du Calamus et celui parfaitement lisse du Howea. [Source]

Mais le plus impressionnant à mon sens reste le Coco-Fesse (nom commun du Lodoicea maldivica), qui possède un fruit en forme de… bin, je vais pas vous faire un dessin, qui peut peser jusqu’à 25 kilos !

Fruit de Lodoicea maldivica, avant (à g.) et pendant (à dr.) la germination. [Source]

Les fruits du Cocotier Cocos nucifera (les noix de Cocos) sont également capables de prouesses au niveau de la capacité de germination : on les retrouve parfois à des milliers de kilomètres de distance de leur point de départ, portés par l’océan. S’ils échouent sur une plage tropicale, ils sont capables de germer très rapidement et de prendre racine sur le rivage.
Une noix de Coco germe après avoir été transportée par la mer. [Source]

Chez les Palmiers, on trouve aussi une grande diversité de feuilles, bien qu’elles soient toutes construites sur le même modèle de base : lors de leur formation, elles sont repliées comme un pliage d’origami, puis elles se déplient pour prendre leur forme définitive. On distingue souvent deux grands types de feuilles, parmi lesquels on trouve toutes sortes de variations morphologiques : il s’agit des feuilles pennées (comme des plumes) ou palmées (comme une main).

Areca vestiaria (à g.) possède des feuilles pennées, tandis que Serenoa repens (à dr.) possède des feuilles palmées. [Source]

Pour conclure, je dirais qu’au sein du règne végétal, il ne faut pas se fier aux apparences… et que même s’ils en ont l’air, les Palmiers ne sont pas des arbres et recèlent une diversité insoupçonnée au premier regard.

Bibliographie 

Dransfield et al. 2008. Genera Palmarum. Royal Botanic Garden, Kew

Thomas R & De Franceschi D. 2012. First evidence of fossil Cryosophileae (Arecaceae) outside the Americas (early Oligocene and late Miocene of France): Anatomy, palaeobiogeography and evolutionary implications. Review of Palaeobotany and Palynology. 171:27-39

Pour les photo, l'immense ressource d'Internet en général et le site http://palmweb.org/ en particulier.

mercredi 14 novembre 2012

Le suicide des lemmings

A l’instar du rire ou de l’utilisation d’outils, le suicide n’est pas le propre de l’homme. On a déjà entendu parler de chiens qui se laissent mourir de chagrin suite au décès de leur maître, ou encore de la célèbre histoire d’un des dauphins ayant interprété le rôle de Flipper, qui s’est laissé mourir dans les bras de son dresseur après avoir cessé de s’alimenter… Mais nul animal n’égale le lemming en affaires de suicides.
 
Représentation de lemmings (Source)

Le lemming (le nom désigne plusieurs espèces, nous parlerons ici du lemming à collerette Dicrostonyx groenlandicus) est un petit rongeur vivant dans la toundra du nord du Canada, de l’Alaska et du Groenland. Ses premières observations ont été fort étonnantes : les populations observées en un endroit donné croissent rapidement au cours des années. Une femelles est capable en effet d’engendrer en moyenne quatre portées par an, et jusqu’à dix petits par portée. Et puis tous les quatre ans, la population chute de manière vertigineuse. Ce mystère n’a pas été ébranlé par la découverte du plus improbable : les lemmings se suicident… Ainsi, l’espèce palie un problème qui aurait pu signifier sa fin : le manque de nourriture qu’entraînerait une population sans cesse croissante. En limitant ainsi les effectifs par le suicide, l’espèce est capable de perdurer sur les terres arctiques. Résultat fort intéressant puisque les lemmings semblent même anticiper le manque de nourriture et se suicident en masse avant que celui-ci ne devienne critique  !

Graphique de la densité de lemmings, adapté de Gilg et al. (2003). On observe un cycle très régulier sur quatre ans avec une augmentation exponentielle de la population de lemmings les trois premières années et une réduction drastique la quatrième, après leur suicide.

Une question vous taraude j’en suis sure… Mais comment diantre un rongeur peut-il se suicider ? En sautant volontairement dans les mâchoires de ses prédateurs ? Il est vrai que le lemming constitue le repas de plusieurs carnivores : l’hermine (Mustela erminea), le renard arctique (Alopex lagopus), la chouette harfang (Nyctea scandiaca) et le labbe à longue queue (Stercorarius longicaudus).


Les prédateurs des lemmings : hermine, renard arctique, chouette harfang et labbe à longue queue (Sources : 1, 2, 3, 4).

Mais non, les lemmings ont un mode de suicide bien plus original pour un animal, et d’ailleurs on ne peut s’empêcher de le rapprocher aux pratiques humaines : ils se jettent du haut d’une falaise. Et ils le font tous ensemble, dans une euphorie générale assez étrange.

Le suicide des lemmings est assez connu à l’heure actuelle, notamment chez les anglophones pour qui ce suicide est utilisé comme métaphore pour désigner les personnes qui se fient sans se poser de question à l’opinion générale, et ce en dépit des dangereuses conséquences (« Don’t be a lemming  ! »). C’est en grande partie grâce à Walt Disney que cette pratique a été connue du grand public. En effet, en 1955 et sous les traits de crayon du brillant Carl Barks, l’Oncle Picsou se voit entrainé dans une aventure où il a le privilège d’observer le fameux suicide des lemmings.
 
 Extrait de la bande dessinée « The Lemming with the Locket », de Carl Barks. Cette scène montre les lemmings se jetant en masse de la falaise (Source).

Mais c’est en 1958 que Disney rend ce suicide encore plus populaire, grâce au film « White Wilderness ». Ce documentaire filmé au Canada a d’ailleurs remporté l’Oscar du meilleur film documentaire. Pour la première fois, le public découvre en images la scène extraordinaire des lemmings se jetant de la falaise. Voyez plutôt la vidéo suivante pour en avoir un aperçu !

(Source)


Attendez attendez… est-ce que tout ça ne ressemblerait pas à… mais si ! De la sélection de groupe ! Les lemmings se suicident pour le bien de leur espèce ! Les individus qui se sacrifient permettent à l’espèce « lemming » de perdurer. Et pourtant, on ne le répétera jamais assez, la sélection de groupe n’existe pas (dans son sens le plus intuitif, selon la théorie de Wynne-Edwards, j’en parlais dans cet article). Il y a bien des abeilles qui se sacrifient pour sauver leur colonie, mais elles partagent entre elles un tel niveau de parenté (et donc un tel pourcentage de gènes en commun), qu’il est avantageux pour la dissémination de leurs gènes de se sacrifier et ainsi d’aider la reine à s’occuper de cette dissémination. J’en parlerai d’ailleurs très prochainement dans un article. Mais en dehors de ces compromis où aider ses apparentés à survivre apporte plus de bénéfices, en termes de dissémination génétique, que de se reproduire soi-même, se sacrifier pour le bien des autres n’est nullement adaptatif !

Dans notre cas, les lemmings qui se suicident n’auront aucune descendance. Et l’absence de descendance, c’est précisément le problème de tout un chacun qui cherche à faire fructifier ses petits gènes. Le comportement du suicide rend tout simplement impossible ce processus, et devrait donc rapidement être évincé dans le processus de la sélection naturelle. Adieu veau, vache, cochon, couvée. Le suicide des lemmings n’est qu’un mythe. Tout est faux, archi faux ! Quand on vous dit de ne pas croire tout ce qu’on voit au cinéma ! Et même si c’est Disney qui le dit, les lemmings ne se suicident pas.

Un mythe ? Pourtant, ce sont bien des lemmings qui se jettent sans vergogne du haut de la falaise dans ce fabuleux documentaire de Disney ! Et puis sur le graphique (tiré tout de même d’une publication scientifique fort sérieuse) on voit bien que la population de lemmings diminue d’un coup tous les quatre ans… Et bien nulle part ailleurs qu’en science ce proverbe prend autant de sens : il ne faut pas se fier aux apparences !
 
Ce sont bien des lemmings que l’on voit dans le film de Walt Disney. Il faut dire qu’à l’époque, on était persuadé de tenir la vérité, on ne remettait pas en cause le fait que les lemmings se suicidaient, en réalité non par réelle volonté mais par accident lors de migrations en masse. Et c’est en toute honnêteté que Disney a entrepris l’aventure en Arctique, pour filmer entre autres merveilles ce déchaînement de folie des rongeurs. Evidemment, quand l’équipe est arrivée sur les lieux, ils ne sont parvenus à dégoter aucun lemming en mal de vivre. Qu’à cela ne tienne, un petit montage et le public sera dupé ! Les effets spéciaux de l’époque étant bien sur assez limités, le plus réaliste était de prendre de véritables lemmings comme acteurs. Et de les pousser un peu pour qu’ils se jettent de la falaise. Si, si. D’ailleurs l’espèce filmée n’était même pas migratrice, et encore moins suicidaire évidemment. Si le film a plus tard été pointé du doigt pour cruauté envers les animaux, le mythe était lancé. D’ailleurs à l’heure actuelle, les dessins humoristiques sur les lemmings se multiplient sur la toile !
 
Un des nombreux dessins humoristiques illustrant le prétendu suicide des lemmings (Source)

Un jeu vidéo a même fait fureur au début des années 90, dans lequel le joueur doit… sauver des lemmings ! (Source 1, 2)

Et en ce qui concerne le graphique de la dynamique de la population des lemmings ? Et bien celui-ci est tout à fait exact, basé sur des observations scientifiques rigoureuses. Comment alors expliquer de telles variations de la population ? Plusieurs explications ont été avancées, tel un changement des stratégies reproductrices des rongeurs.
 
Depuis quelques années, les chercheurs du GREA (Groupe de Recherches en Ecologie Arctique) s’intéressent particulièrement à ces lemmings pour justement tenter de comprendre sa dynamique de population. En combinant des observations prises sur une large échelle temporelles, ils ont pu avancer une théorie qui permet d’expliquer simplement les cycles des lemmings : ses interactions avec les prédateurs.
 
Dans cette région en effet, les lemmings constituent la ressources quasi exclusive des prédateurs cités précédemment, et ceux-ci sont donc dépendants des rongeurs. En hiver, le lemming n’hiberne pas tout à fait et continue à être actif dans des galeries creusées sous la neige. Or, seul un prédateur est suffisamment menu pour se glisser dans ces galeries et continuer à chasser les lemmings à cette période : l’hermine. Ainsi, l’interaction entre les lemmings et les hermines constitue une très belle illustration d’un des modèles de proies-prédateurs les plus simples : le modèle de Lotka-Volterra. Dans ce modèle, l’évolution des populations de prédateurs et de proies dépend exclusivement des taux d’accroissement de ces deux espèces (la vitesse et l’efficacité auxquelles elles se reproduisent), et du succès de prédation de l’espèce prédatrice sur l’espèce proie. Les deux espèces sont ainsi très étroitement liées : les proies se reproduisent bien, ce qui fait augmenter en réponse la population de prédateurs. Mais arrivée à un seuil, cette population devient néfaste pour les proies et celles-ci sont alors décimées. Les prédateurs ayant alors du mal à attraper les proies devenues trop peu nombreuses voient à leur tour leur population diminuer. Les proies profitent du répit laissé par le faible nombre de prédateurs et leur population se remet à augmenter, créant un nouveau cycle. Ce modèle simple trouve peu d’illustrations empiriques, justement en raison de sa simplicité. Dans la nature en effet, beaucoup de facteurs influencent la dynamique des populations des espèces, proies comme prédateurs. Par exemple, l’homogénéité du milieu peut intervenir, ainsi que sa disponibilité en ressources (nourriture, eau, sites de reproduction, etc.) pour les espèces proies. De plus, les prédateurs sont rarement spécialisés pour une seule espèce de proies, et en cas de diminution d’une espèce, ils peuvent simplement se mettre à en chasser une autre. De même, les proies sont rarement les victimes d’une seule espèce. D’ailleurs, ici, l’hermine semble le prédateur le plus important dans la dynamique de la population de lemmings car celle-ci, contrairement à ses autres prédateurs, le chasse à toutes les saisons. L’exemple d’application du modèle de Lotka-Volterra le plus connu jusqu’ici était l’imbrication entre les populations de lièvres d’Amérique (Lepus americanus) et de lynx du Canada (Lynx canadensis).
 
Cycle des populations de lièvres et de lynx : l’augmentation de la population du lièvre fait augmenter celle du lynx, jusqu’à ce que celui-ci devienne trop nombreux et fasse décroître les lièvres, entraînant un appauvrissement des ressources pour le lynx (Source).

L’étude de la population des lemmings et des hermines fournit alors un graphique encore plus « beau », dans le sens où les cycles y sont plus nets et identiques, autant dans leur périodicité que dans les effectifs des populations. Voici présenté ci-dessous le graphique du début de l’article, auquel j’ai ajouté les populations d’hermines.
 
Graphique montrant l’imbrication de la dynamique des populations de lemmings et d’hermines (adapté de Gilg et al. 2003).


Si le mystère des lemmings est résolu, ces petits rongeurs sont encore largement associés au suicide et risquent de l’être encore longtemps…
 
 
(Source)


Bibliographie / Pour en savoir plus


Gilg, O., Hanski, I. & Sittler, B. 2003. Cyclic dynamics in a simple vertebrate predator-prey community. Science, 302, 866-868.
 
Site du GREA (Groupe de Recherches en Ecologie Arctique)
 
- Film « Le mystère des lemmings » de Olivier Gilg et Brigitte Sabard.



Sophie Labaude

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