lundi 24 avril 2017

Halipegus, le voyageur insolite

Voyager, découvrir de nouveaux endroits, des paysages et des climats qui ne se ressemblent pas. S’établir pour un temps et repartir à l’aventure. Un rêve pour certains, un besoin fondamental pour d’autres. Car certaines créatures naissent avec ça dans leur ADN, cette nécessité viscérale de vivre plusieurs vies.

Il était une fois une grenouille, un escargot, une demoiselle (la cousine de la libellule, pas la jeune fille !) et un ostracode. Ces quatre animaux avaient bien du mal à se trouver des similitudes. Un amphibien, un mollusque, un insecte et un crustacé, difficile de faire plus différent. Pourtant, ils partageaient un point commun, peut-être un tantinet intime et dérangeant : un parasite.
 
 
Un crustacé ostracode (Crédits : Markus Lindholm), un mollusque physidae (Crédits : Fountain Posters), un insecte odonate Ischnura verticalis (Crédits : Joltthecoat) et une grenouille Rana catesbeiana (Crédits : Esteban Alzate)


Que des parasites soient capables d’infecter une myriade d’espèces différentes n’a rien d’exceptionnel. Au contraire, les parasites généralistes, c'est-à-dire qui ne font pas les difficiles quant à l’espèce de leur hôte, sont d’autant plus susceptibles d’en trouver un rapidement. Et de perdurer. Au contraire, les parasites spécialistes, ceux qui chipotent et veulent absolument pour hôte une espèce bien précise sont complètement dépendants de cette espèce pour boucler leur cycle de vie. Et puis il y a Halipegus eccentricus. Ce ver trématode (photos plus bas) porte bien son nom. D’un côté, il est plutôt de la catégorie des généralistes, et se contente de plusieurs espèces d’hôtes différentes, du moment qu’elles se ressemblent un peu. Mais d’un autre côté, un hôte ne lui suffit pas. Ni deux. Ni trois. Car Halipegus eccentricus, vous l’aurez compris, est un des rares parasites à inclure quatre hôtes successifs dans son cycle de vie : quatre bestioles, citées plus haut, qui appartiennent en plus à des groupes on ne peut plus différents. Ça tombe bien, notre parasite aussi, sait être différent…

Tout comme les autres trématodes, Halipegus eccentricus passe par plusieurs stades pendant son cycle de vie. Tout commence dans une grenouille. Dans ses trompes d’Eustache, ce canal entre la bouche et les oreilles, pour être plus précis. C’est ici que l’on trouve généralement les adultes. Ceux-ci pondent des œufs qui sont relâchés directement dans l’environnement. Oui car en plus d’avoir réussi à s’adapter aux entrailles de quatre animaux, nos trématodes peuvent aussi se balader à l’air libre ! Du moins dans l’eau, dans le cas présent. Les œufs sont ensuite avalés par un premier hôte intermédiaire, un escargot aquatique, où ils se développent en plusieurs stades, avec multiplication asexuée des individus. En particulier, des sporocystes produisent des rédies, qui produisent ce qu’on appelle des cercaires, des larves parées pour la suite de l’aventure.

Les cercaires sont ensuite expulsées du mollusque par voie naturelle, et vont infecter un deuxième hôte intermédiaire, des crustacés ostracodes, devenant au passage des métacercaires. Pour rejoindre l’hôte définitif, c'est-à-dire l’hôte dans lequel le parasite va se reproduire (les grenouilles donc), deux possibilités s’offrent aux métacercaires. D’une part, il est possible que les crustacés ostracodes soient mangés par des têtards. Le parasite survivrait alors jusqu’à la métamorphose complète en grenouilles. Plus récemment, une autre voie a été mise en évidence. Celle-ci fait intervenir des odonates, des insectes qui ont également une larve aquatique et un adulte aérien, et qui constituent une proie pour les grenouilles. Il semble que les parasites, lorsqu’ils passent par les insectes, subissent peu de modifications. L’insecte est donc relayé au rang d’hôte paraténique, c'est-à-dire un hôte non obligatoire mais facilitant la transmission.

Cycle de vie du parasite Halipegus eccentricus.
Crédits des photos de parasite : Matthiew Bolek, Bolek et al. 2010.

Face à un parasite au cycle de vie si complexe, de nombreuses questions se posent. Notamment celle de l’évolution d’un tel cycle. Une des hypothèses est que les parasites avaient au départ des cycles plus simples, mais étaient régulièrement ingérés par accident par d’autres espèces. En réussissant à survivre à ces évènements traumatisants, les parasites auraient fini par inclure ces espèces dans leur cycle de vie. Cela signifie également que les parasites doivent faire face à un certain nombre de contraintes. D’une part, si habiter un hôte peut paraître confortable (nourriture disponible, habitat aux conditions stables, etc.), le parasite doit développer des stratégies pour éviter de se faire éjecter par le système immunitaire de l’hôte. D’autant plus que celui-ci diffère d’un hôte à l’autre ! D’autre part, ce sont quatre épisodes de transmission qui attendent le parasite, avant que celui-ci puisse accéder à la reproduction sexuée. Le succès du cycle dépend donc de nombreux facteurs, notamment la présence de tous ses hôtes dans le même environnement.

En raison de ces nombreuses contraintes, les cycles de vie des parasites comportent rarement autant d’hôtes. Ici, un des quatre hôtes du parasite (l’odonate) n’a été découvert que tardivement. Ce qui est intéressant, c’est qu’un parasite très similaire à Halipegus eccentricus, originaire d’Amérique, avait déjà été décrit dès 1978 en Europe. Halipegus ovocaudatus, selon la description originale de son cycle de vie, infecte également successivement amphibiens, mollusques, crustacés et odonates. Bizarrement, tandis que son homologue américain continue d’attirer l’attention, Halipegus ovocaudatus semble être tombé dans l’oubli… Vu la complexité de leur cycle, ils méritent pourtant tous deux l’attention des chercheurs. Ils feraient notamment de bons candidats pour être des parasites manipulateurs !


Références :


Bolek, M.G., Tracy, H.R. & Janovy, J.Jr. 2010. The role of damselflies (Odonata: Zygoptera) as paratenic hosts in the transmission of Halipegus eccentricus (Digenea: Hemiuridae) to anurans. Journal of Parasitology, 96, 724-735.

Kechemir, N. 1978. Evolution ultrastructurale du tégument d'Halipegus ovocaudatus Vulpian, 1858 au cours de son cycle biologique. Zeitschrift für Parasitenkunde, 57, 17-33.



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